LE CUMUL DES SANCTIONS FISCALE ET PENALE A L’AUNE DE L’ARRET DE LA CJUE DU 5 MAI 2022

Par Dr Laura JAEGER, juriste consultante, 186 | AVOCATS

CJUE, 5 mai 2022, aff. C-570/20

Cet article a vocation à présenter – de façon synthétique – l’état du droit relatif à l’application cumulée des sanctions fiscale et pénale, laquelle fait l’objet d’un contentieux abondant, dernièrement enrichi par l’arrêt de la CJUE du 5 mai 2022.

I. Le principe d’indépendance des procédures fiscale et pénale

Selon une jurisprudence constante, tant interne qu’européenne, un contribuable peut faire l’objet, pour les mêmes faits, d’une procédure de rectification fiscale conduisant à des sanctions administratives[1] et, parallèlement, d’une procédure pénale pour fraude fiscale aboutissant à des sanctions pénales[2]. Précisément, ce principe d’indépendance des procédures fiscale et pénale repose sur la différence de nature et d’objet existante entre ces deux procédures :

« […] les poursuites pénales du chef de fraude fiscale, qui visent à réprimer des comportements délictueux tendant à la soustraction à l’impôt, ont une nature et un objet différents de ceux des poursuites exercées par l’administration, dans le cadre du contrôle fiscal, qui tendent au recouvrement des impositions éludées »[3].

En application dudit principe, un contribuable pourrait donc être condamné, à raison des mêmes faits, à une sanction fiscale et, concurremment, à une sanction pénale. Or, un tel cumul de sanctions, fiscale et pénale, semble entrer en contradiction avec la règle Non bis in idem, en vertu de laquelle un justiciable ne saurait être poursuivi ou condamné une seconde fois, pour un même manquement, à la suite d’une condamnation devenue définitive[4].

Aux termes d’une jurisprudence traditionnelle du Conseil constitutionnel – fondée sur le principe de proportionnalité des peines issu de l’article 8 de la DDHC –, ladite règle n’a pas vocation à s’appliquer en cas de cumul d’une sanction fiscale et d’une sanction pénale, sous la réserve que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues»[5].

Cette même jurisprudence a néanmoins évolué en matière financière ; le Conseil constitutionnel ayant jugé contraire à l’article 8 de la DDHC le cumul des sanctions administrative et pénale en matière boursière[6].

Les fiscalistes se sont alors légitimement interrogés : ladite solution devait-elle être in fine étendue à la matière fiscale ?

II. Les tempéraments apportés au principe d’indépendance des procédures fiscale et pénale

C’est précisément en référence à cette dernière évolution du Conseil constitutionnel que la Chambre criminelle de la Cour de cassation a transmis en 2016, à l’occasion des médiatiques affaires Cahuzac et Wildenstein, deux QPC interrogeant la validité du cumul des sanctions fiscale et pénale[7]. Dans ses décisions du 24 juin 2016[8], le Conseil constitutionnel a validé l’application cumulée des sanctions fiscales pour insuffisances de déclaration[9]et des sanctions pénales pour fraude fiscale[10]. Il a cependant formulé trois réserves importantes d’interprétation, fondées sur le principe de nécessité des peines et sur celui de proportionnalité en découlant, garantis par l’article 8 de la DDHC.

Premièrement, aucune sanction pénale pour fraude fiscale ne saurait être infligée à un contribuable qui, pour un motif de fond, a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive[11]. A l’aune de cette réserve d’interprétation, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a notamment infléchi sa jurisprudence prohibant tout sursis à statuer[12]. Désormais, dès lors qu’une procédure fiscale est en cours, le juge pénal « peut prononcer, dans l’exercice de son pouvoir souverain, le sursis à statuer en cas de risque sérieux de contrariété de décisions, notamment en présence d’une décision non définitive déchargeant le prévenu de l’impôt pour un motif de fond»[13].

Deuxièmement, les sanctions pénales pour fraude fiscale ne sauraient s’appliquer « qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt» ; cette gravité pouvant précisément « résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention »[14]. A défaut de gravité suffisante, le juge pénal, « en l’absence de tout fondement légal par effet de la[dite] réserve », sera tenu de relaxer le prévenu[15].

Enfin, le Conseil constitutionnel confirme sa réserve traditionnelle selon laquelle le cumul ne méconnaît pas le principe de proportionnalité des peines, pour autant que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues»[16]. Pour la Chambre criminelle de la Cour de cassation, cette réserve ne saurait toutefois concerner que des sanctions « de même nature », a fortiori pécuniaires[17].

A cet égard, saisie d’une question préjudicielle par la Cour de cassation[18], la CJUE vient de rendre un arrêt attendu qui – tout en confirmant la possibilité du cumul en matière fiscale[19]précise néanmoins que :

« Le droit fondamental garanti à l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lu en combinaison avec l’article 52, paragraphe 1, de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il […] s’oppose à une réglementation nationale qui n’assure pas, dans les cas du cumul d’une sanction pécuniaire et d’une peine privative de liberté, par des règles claires et précises, le cas échéant telles qu’interprétées par les juridictions nationales, que l’ensemble des sanctions infligées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée »[20].

La CJUE considère ainsi que le principe de proportionnalité – auquel est subordonnée l’application cumulée des sanctions fiscale et pénale – doit s’apprécier par rapport à l’ensemble des sanctions infligées concurremment, qu’elles soient pécuniaires ou privatives de liberté. Le principe de proportionnalité est par là même étendu au cas de cumul de sanctions fiscale et pénale de natures différentes. Dès lors, il incombera dorénavant aux juges du fond d’apprécier si l’ensemble des sanctions imposées cumulativement, sans exception, n’excède pas la gravité de l’infraction constatée.

Le mot de l’expert 186 – Me Charles LAGNEL, avocat associé spécialisé en droit fiscal, 186 | AVOCATS

« Même si le principe de proportionnalité des peines en cas de cumul de sanctions fiscales et pénales est réaffirmé par la CJUE (mais comment pourrait-il en être autrement ?), cet arrêt ne mettra malheureusement pas un coup d’arrêt à la pénalisation galopante du droit fiscal, débridée depuis la suppression du "verrou" de Bercy. »

Alerte actualité : Cass. crim., 22 mars 2023, n°19-81.929

A la suite de la question préjudicielle posée dans son arrêt du 21 octobre 2020, qui avait donné lieu à l’interprétation de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 mai 2022 susvisée, la Chambre criminelle vient de rendre un arrêt d’une motivation exemplaire, fort pédagogique, publié au Bulletin, confortant au demeurant la position des juges luxembourgeois :

« Les juridictions nationales ayant l’obligation d’interpréter le droit interne dans un sens conforme au droit de l’Union, il s’en déduit que lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, l’article 1741 du code général des impôts doit être appliqué de sorte que la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise. » (§22)

Ainsi, il appartient désormais au juge pénal, par une décision motivée à cet égard, « de s’assurer que la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise » (§26).

En l’espèce, la Chambre criminelle casse l’arrêt d’appel en ce que les juges du fond, d’une part, « n’ont pas recherché, préalablement au prononcé de la peine, si la répression pénale était justifiée au regard de la gravité des faits retenus » (§31) et, d’autre part, ne se sont « pas expliqué[s] sur la proportionnalité des sanctions pénales choisies au regard des sanctions fiscales déjà définitivement prononcées et de la gravité concrète des faits commis » (§33).

L’arrêt est disponible sur le site de la Cour de cassation, sous le lien suivant :

https://www.courdecassation.fr/decision/export/641aab040c73d704f53482d6/1

 


[1] CGI, art. 1728 et ss.

[2] CGI, art. 1741 et ss.

[3] Cass. crim., 6 novembre 1997, n°96-86.127, M. Pini.

[4] CPP, art. 368 ; Protocole n°7 additionnel à la CEDH, art. 4 ; Pacte international de New York relatif aux droits civils et politiques, art. 14 § 7 ou encore Charte des droits fondamentaux de l’UE, art. 50.

[5] Cons. const., 30 décembre 1997, déc. n°97-395 DC, cons. 41.

[6] Cons. const., 18 mars 2015, n°2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC.

[7] Cass. crim., 30 mars 2016, n°16-90.001 et 16-90.005.

[8] Cons. const., 24 juin 2016, n°2016-545 et 2016-546 QPC.

[9] CGI, art. 1729.

[10] CGI, art. 1741.

[11] Cons. const., 24 juin 2016, préc., cons. 13.

[12] Cass. crim., 30 juin 2010, n°09-86.249.

[13] Cass. crim., 11 septembre 2019, n°18-81.980, cons. 17.

[14] Cons. const., 24 juin 2016, préc., cons. 21.

[15] Cass. crim., 11 septembre 2019, n°18-81.067, 18-81.040 et 18-84.144.

[16] Cons. const., 24 juin 2016, préc., cons. 24.

[17] Cass. crim., 11 septembre 2019, n°18-81.067 et 18-82.430.

[18] Cass. crim., 21 octobre 2020, n°19-81.929.

[19] Cf. CJUE, 20 mars 2018, aff. C-524/15, Menci.

[20] CJUE, 5 mai 2022, aff. C-570/20, cons. 56.

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