LA THEORIE DU MANDAT APPARENT EN DROIT DES SOCIETES A L’AUNE DE L’ARRET DE LA COUR DE CASSATION DU 29 JUIN 2022

Dr Laura JAEGER, juriste consultante, 186 | AVOCATS

Cass. com., 29 juin 2022, n°20-16.035

Cet article a vocation à présenter – de façon synthétique – la traditionnelle théorie du mandat apparent en droit des sociétés, laquelle s’inscrit dans un courant jurisprudentiel rigoriste, ainsi qu’en atteste l’arrêt dernièrement rendu par la Cour de cassation le 29 juin 2022.

I. La traditionnelle théorie du mandat apparent en droit des sociétés

Les sociétés étant incapables de contracter par elles-mêmes, il est nécessaire qu’elles soient représentées par des personnes physiques, appelées mandataires sociaux. Si ce rôle est communément assuré par leurs dirigeants – dont l’identification aux yeux des tiers résulte des règles de publicité au Registre du commerce et des sociétés (RCS) –, les sociétés recourent également, en pratique, à des délégations de pouvoirs au profit de leur personnel non dirigeant.

Aussi, lorsqu’une personne prétendument mandataire excède ses pouvoirs, ou ne dispose tout simplement d’aucun pouvoir, l’acte accompli par celle-ci est en principe inopposable à la société.

Cependant, afin de garantir une protectin aux tiers contractants trompés par l’apparence, la jurisprudence a – dès 1962[1] – dégagé une théorie ad hoc, dite du mandat apparent. A l’aune de cette théorie, la société est engagée, sur le fondement de l’apparence, lorsque le tiers qui a contracté a légitimement pu croire que la personne – qui a excédé son habilitation, ou qui n’était nullement habilitée – disposait effectivement des pouvoirs nécessaires pour la représenter.

Précisément, l’apparence est créatrice d’une obligation à l’encontre de la société, sous la réserve que l’erreur du tiers contractant soit légitime, en d’autres termes que « les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes [des] pouvoirs » du mandataire apparent[2].

Ces circonstances sont au demeurant appréciées souverainement par les juges du fond, lesquels se fondent classiquement sur la méthode du faisceau d’indices. Parmi ces circonstances autorisant le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs du mandataire apparent, il est loisible de citer les usages commerciaux, les documents présentés au tiers, la nature des relations entre les parties, l’attitude du mandant, etc. Il en va en particulier ainsi de la circonstance selon laquelle les parties seraient en « relations d’affaires constantes »[3].

Cette théorie de l’apparence a in fine été consacrée par la réforme du droit des contrats de 2016[4], laquelle a introduit un nouvel article 1156 au sein du Code civil, dont l’alinéa 1 dispose :

« L’acte accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs est inopposable au représenté, sauf si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté. »

II. L’appréciation restrictive de la théorie du mandat apparent en droit des sociétés

Nonobstant la casuistique propre à la matière, on dénote une tendance « rigoriste »[5] de la jurisprudence, laquelle admet difficilement la croyance légitime du tiers.

Ainsi, dans un arrêt en date du 15 juin 2011[6], la Haute juridiction a refusé d’appliquer la théorie du mandat apparent en l’absence de « vérification élémentaire » par le tiers contractant du pouvoir d’un directeur administratif et financier d’engager – via la signature d’avenants – la société locataire, et ce alors que ce dernier avait lui-même signé le bail commercial, ainsi qu’un autre avenant, quelques années auparavant. En exigeant un tel devoir de « vérification élémentaire [du] pouvoir d’engager la société », la Cour de cassation impose au tiers contractant un véritable « devoir de vigilance »[7].

Ce devoir de vigilance est au demeurant apprécié avec davantage de rigueur lorsque le cocontractant est un professionnel; cela ressort avec acuité dudit arrêt de 2011, lequel relève que le tiers était « représenté par un professionnel de l’immobilier ». De même, dans un arrêt du 6 octobre 2015, la Chambre commerciale a écarté la croyance légitime du tiers, considérant que « comme professionnelle aguerrie, cette société ne pouvait ignorer les règles de représentation des personnes morales »[8].

Naturellement, ce devoir de vigilance est accru lorsque le mandataire apparent n’est pas un dirigeant, ainsi qu’en atteste, entre autres, un arrêt rendu par la Cour de cassation le 22 novembre 2011[9]. L’apparence de mandat n’a pas été caractérisée en l’espèce, s’agissant d’un contrat signé par un associé majoritaire d’une SA ayant participé aux négociations de recapitalisation de cette société, sans en être ni le directeur général, ni le président.

Dans un arrêt du 6 novembre 2012[10], la Haute juridiction a pareillement censuré les juges du fond ayant retenu qu’un tiers pouvait légitimement croire que le directeur technique salarié d’une SARL avait le pouvoir de contracter au nom de cette dernière sans avoir caractérisé les circonstances autorisant le tiers à ne pas vérifier les pouvoirs de ce directeur technique.

Dans le même sens, il a été jugé que l’attitude de la fille du gérant d’une SARL, qui avait l’habitude d’agir au nom de ladite société et de signer « pour ordre » de son père, ne crée pas une apparence légitimant l’absence de vérification de ses pouvoirs[11].

Enfin, la Cour de cassation refuse traditionnellement l’application de la théorie du mandat apparent lorsque la société est « demeurée complètement étrangère à l’apparence alléguée» par le prétendu mandataire[12].

L’arrêt rendu par la Chambre commerciale le 29 juin 2022 s’inscrit précisément dans la droite ligne de cette jurisprudence.

En l’espèce, la Cour d’appel de Paris avait condamné une société – victime de faits d’escroquerie de la part d’une personne qui s’était présentée comme le mandataire de celle-ci – à payer à la société CHRONOPOST des prestations de transport de colis exécutées sur ordre du faussaire. Les magistrats parisiens considéraient que, bien que ladite société ait effectivement déposé plainte, elle n’en avait informé la société CHRONOPOST que plusieurs mois plus tard, et ce nonobstant la réception successive de factures. De surcroît, était relevé le fait que, eu égard à ses activités de transporteur de colis, la société CHRONOPOST était autorisée à ne pas vérifier l’exactitude des pouvoirs du pseudo-mandataire.

Cette décision est logiquement censurée par la Cour de cassation, laquelle estime que la Cour d’appel aurait dû rechercher si la société avait, ou non, été complétement étrangère à l’apparence ainsi créée.

L’attendu de principe posé par la Haute juridiction rappelle au demeurant expressément ladite exigence, en énonçant que :

« […] le mandant peut être engagé sur le fondement d’un mandat apparent, même en l’absence d’une faute susceptible de lui être reprochée, si la croyance du tiers à l’étendue des pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant que les circonstances, auxquelles le mandant n’est pas complètement étranger, autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs. »

Le mot de l’expert 186 – Me Alexandre RIOU, avocat associé spécialisé en contentieux commercial, 186 Avocats

« Cet arrêt renforce le devoir de vigilance auquel doivent s’astreindre les sociétés lorsqu’elles concluent un contrat avec un tiers. A cet effet, la production d’un extrait Kbis de la société tierce, ou d’une délégation de pouvoir, permettra d’éviter la désagréable surprise d’un refus de paiement d’une facture au motif que la société tierce n’aurait jamais été valablement engagée. »


[1] Cass. ass. plén., 13 décembre 1962, n°57-11.569.

[2]Ibid.

[3] Cass. com., 27 juin 2000, n°98-10.814.

[4] Ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, JORF, n°35, 11 février 2016.

[5] LECOURT (A.), note sous Cass. com., 13 janvier 2009, Bull. Joly 2009, p.464.

[6] Cass. civ. 3e, 15 juin 2011, n°10-21.085.

[7] LATIL (A.), « Le devoir de vigilance opposé à l’apparence », Revue des sociétés, 2012, p.226.

[8] Cass. com., 6 octobre 2015, n°14-13.812.

[9] Cass. com., 22 novembre 2011, n°10-23.125.

[10] Cass. com., 6 novembre 2012, n°11-23.424.

[11] Cass. com., 13 janvier 2009, n°07-17.962.

[12] Cass. com., 12 décembre 1973, n°72-12.979 ; Cass. com., 27 mai 1974, n°73-10.536. V. également : Cass. com., 9 mars 1999, n°96-13.782.

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